ÉLISE CORRIVEAU, LL.M., CRHA Médiatrice accréditée
ALAIN CHRISTOPHE BIHAN, Ph. D., M. Éd., M. Sc., CRHA
Me FRANÇOIS ACHIM, LL.B., MBA
Publié dans la Revue RH, Hors série, Harcèlement sexuel et harcèlement psychologique, même combat?, de l’Ordre des Conseillers en ressources humaines agréés, vol. 21, juillet 2018. http://numevo.com/crha/#/app/117/14
La campagne #moiaussi a permis de révéler l’ampleur des cas de harcèlement qui n’ont pas été suivis d’une enquête. Cet article amène les CRHA sur le terrain de la réflexion sur les pistes d’intervention dans les cas d’allégations non recevables ou non fondées. Il y a lieu de chercher à savoir où commence et où s’arrête l’intervention de l’enquêteur par rapport aux balises classiques centrées uniquement sur le traitement d’allégations de harcèlement psychologique recevables. Une place à prendre pour les CRHA en complément de l’enquête.
Il arrive, lors des conclusions d’une enquête pour harcèlement psychologique, que la preuve n’appuie pas une ou plusieurs des allégations d’une plainte. Il peut aussi arriver que les comportements reprochés ne soient pas du harcèlement psychologique tel que défini dans la Loi sur les normes du travail (art. 81.18). Dans de tels cas, le problème auquel peuvent se heurter les organisations est que la situation de différend persiste, notamment lorsque certains employeurs ne prennent pas les mesures adéquates post-enquête. Ils considèrent que le fait de déterminer qu’une plainte est non fondée suffit pour clore le dossier. Dans les faits, les employeurs, comme les employés, continuent à éprouver des difficultés dans leurs interactions. Le conflit peut se complexifier de manière insidieuse et sournoise. Un comportement démontrant de l’incivilité ou de mauvaises pratiques n’ayant pas été corrigées peut continuer à se manifester après l’intervention. Cela peut engendrer un sentiment d’injustice et d’iniquité de la part des requérants, allant jusqu’à remettre en question de manière fondamentale la légitimité du leadership de l’équipe de direction (Hogan et Kaiser, 2005). Résultat : il devient impératif de mettre en œuvre des mesures pour corriger la situation afin d’assainir réellement le climat organisationnel. Faute de moyens pour certains, et se sentant démunis malgré leur souci de bien faire ou d’être en contrôle de la situation, beaucoup d’employeurs capitulent ou se satisfont de la conclusion d’une enquête comme d’une tâche administrative qu’ils estiment réglée. Ils ferment les dossiers de plainte sans réfléchir à la façon de prévenir et de régler sérieusement le harcèlement psychologique perçu ou la situation conflictuelle qui détériore les rapports humains et affecte la performance organisationnelle. Dans ces conditions, que faire lorsqu’une plainte est déclarée non fondée ? Pour répondre à cette interrogation, lourde de conséquences en termes de mobilisation des employés et de performance organisationnelle, la présente contribution aborde la question non pas sous l’angle juridique comme d’habitude, mais davantage sous l’angle de la posture professionnelle qu’un CRHA pourrait adopter dans son rôle auprès des employeurs.
Le problème auquel peuvent se heurter les organisations est que la situation de différend persiste, notamment lorsque certains employeurs ne prennent pas les actions adéquates post-enquête.
Réflexion sur la complexité des dossiers de plaintes de harcèlement psychologique
Les situations de différends interpersonnels dans les organisations sont généralement complexes. Les origines et les conséquences procèdent de logiques systémiques (Costantino et Merchant, 1996) qui perdurent dans le temps et dont les enjeux prépondérants relèvent de l’insatisfaction au travail, de l’implication organisationnelle et de l’augmentation des intentions de départ (Poilpot-Rocaboy et Bonafons, 2000). Ces enjeux alimentent un terreau fertile pour la détérioration des rapports humains (De Dreu et Gelfand, 2012). Conséquemment, il y a lieu de considérer les problèmes de descriptions de tâches mal définies ou adaptées, de conditions de travail difficiles, de pratiques de gestion enracinées dans de mauvaises habitudes, de politiques inexistantes ou inefficaces, de tolérance envers des actes d’incivilité, de manifestations d’habiletés sociales déficientes, etc. Tous ces problèmes déclenchent et complexifient les différends dans les organisations. Ils se présentent notamment à travers des comportements d’isolement, d’indifférence, d’hostilité et d’évitement entre les parties prenantes internes (les employés et les employeurs) et même parfois externes aux organisations. Cela va à l’encontre des bonnes pratiques en matière de santé organisationnelle.
Facteurs de risque à considérer :
- Descriptions de tâches mal adaptées
- Conditions de travail difficiles
- Mauvaises ou anciennes habitudes de gestion
- Politiques internes inexistantes
- Tolérance d’actes d’incivilité
Réflexion sur les indicateurs de mal-être au travail issus des plaintes de harcèlement psychologique
Pour certaines personnes, le dépôt d’une plainte de harcèlement psychologique consiste en un recours qui vise à dénoncer un mal-être persistant au travail. Elles cherchent un remède, en espérant que ce dernier soit adéquat, pour traiter des relations interpersonnelles perçues comme étant inacceptables, voire insoutenables. Pour administrer un remède efficace, il importe d’abord de bien identifier les symptômes, et ensuite de poser un diagnostic de la situation problématique soulevée, de ses causes et de ses effets. Les allégations de harcèlement, qu’elles soient jugées recevables ou non, fondées ou non fondées, constituent la plupart du temps un indicateur de mal-être. Elles nécessitent l’attention et la bienveillance d’un employeur. Ce dernier se doit de prendre au sérieux les allégations non recevables ou non fondées, pour identifier l’origine d’une situation de conflit. Il importe de comprendre les enjeux qui se dissimulent derrière les allégations formulées. Précisons qu’il n’est pas nécessaire que ces problématiques correspondent à l’ensemble des critères du harcèlement psychologique tel que défini dans la Loi sur les normes du travail pour qu’elles justifient une intervention de la part d’un employeur. En fait, un employeur bienveillant et engagé dans sa responsabilité légale, qui est de prévenir le harcèlement psychologique et de pourvoir un environnement de travail sain, doit être sensible aux enjeux qui découlent de toute forme de signalement de mal- être au travail.
Les allégations de harcèlement, qu’elles soient jugées recevables ou non, fondées ou non fondées, constituent la plupart du temps un indicateur de mal-être. Elles nécessitent l’attention et la bienveillance d’un employeur.
Réflexion sur les pistes d’action du CRHA
La recherche montre que les pistes traditionnelles d’intervention, dans le cadre de plaintes de harcèlement, sont surtout orientées en fonction des trois champs d’action que sont le diagnostic, le traitement et la prévention (Poilpot- Rocaboy et Bonafons, 2000). Sur le plan de la pratique, la réflexion sur les pistes d’intervention, dans le cadre d’allégations non recevables ou non fondées, devrait faire l’objet d’une attention particulière de la part du CRHA. Il y a lieu de chercher à savoir où commence et s’arrête l’intervention de l’enquêteur par rapport aux balises classiques centrées uniquement sur le traitement d’allégations de harcèlement psychologique recevables. Ce qui est en jeu dans ce questionnement, c’est la définition classique du mandat d’intervention de l’enquêteur. Il conviendrait en fait de repenser et de réarticuler la façon de concevoir le mandat d’enquête administrative. Il faudrait le faire en fonction des particularités du milieu de travail et de la situation, et ce, indépendamment de la recevabilité de la plainte. Le mandat d’enquête ne devrait-il pas, selon la détérioration du climat de travail dans l’organisation, se prolonger par des interventions plus larges visant l’assainissement du climat organisationnel ? De toute évidence, il importe de poser un autre regard sur le mandat d’intervention de l’enquêteur quant à la manière de poser le diagnostic. De la sorte, l’employeur sera plus à même de donner un traitement et de faire de la prévention de manière plus adéquate. Cela nous amène à envisager une mise en œuvre différente de l’intervention nécessaire du CRHA, en prenant appui sur la logique éthique inhérente au Code de conduite en matière d’enquête interne à la suite d’une plainte pour harcèlement au travail. D’une part, un CRHA avisé sait que la détermination du fondement d’une plainte de harcèlement psychologique repose notamment sur la preuve recueillie. De ce fait, il est possible que la preuve ne soit pas suffisante pour démontrer la présence de harcèlement psychologique, mais qu’elle démontre tout de même la présence d’incivilité ou de mauvaises pratiques qui méritent une intervention. D’autre part, un CRHA peut déceler les indicateurs et les complexités que vivent les ressources humaines dans les organisations. Il sait conseiller son client dans la gestion cohérente et efficace de toutes les formes de signalement de différends interpersonnels en milieu de travail. Le CRHA doit guider les employeurs dans la mise en application bienveillante de meilleures pratiques visant réellement le mieux-être au travail. Dans ces conditions, il faudrait étendre la portée réflexive du cadre juridique actuel en lien avec la pratique du diagnostic, du traitement et de la prévention ; d’où la nécessité d’un autre design de modèle d’intervention du CRHA. Désormais, il s’agirait de ne plus se limiter à l’unique considération du harcèlement psychologique pour poser des gestes concrets et régler les complexités menant au mal-être dans les milieux de travail. En ce sens, le CRHA se trouve à la fois valorisé et mis au défi. En tant qu’expert de la gestion de l’humain, sa mission est d’intervenir pour transformer positivement et significativement la situation organisationnelle problématique. Par rapport au cadre normatif classique, il opérerait un mouvement allant du traitement du mal-être vers celui d’un mieux-être. Pour ce faire, un mandat d’intervention plus élargi, qui considérerait la situation organisationnelle au-delà de la plainte, serait à privilégier. L’approche que nous préconisons se résume en trois temps :
- Poser un diagnostic réflexif en sondant la situation de différend.
- Traiter la plainte comme étant un indice significatif d’un malaise organisationnel conduisant le CRHA, indépendamment de la recevabilité des allégations, à mettre en place dès lors des stratégies d’assainissement du climat organisationnel.
- Considérer la prévention en fonction d’initiatives interventionnistes plus averties et cohérentes avec la réalité du milieu.
Ces trois niveaux d’intervention vont au-delà du modèle d’intervention classique. Ils permettent de transcender une analyse portée sur le cadre juridique du harcèlement psychologique et par là même, deviennent une occasion de créer des conditions favorables à une saine gestion des ressources humaines d’une organisation.
Il faudrait étendre la portée réflexive du cadre juridique actuel en lien avec la pratique du diagnostic, du traitement et de la prévention ; d’où la nécessité d’un autre design de modèle d’intervention du CRHA.
Approche en trois temps :
- Poser un diagnostic réflexif en sondant la situation de différend.
- Traiter la plainte comme étant un indice significatif d’un malaise organisationnel.
- Considérer la prévention en fonction d’initiatives cohérentes avec la réalité du milieu.
En conclusion
Le CRHA est appelé à développer sa créativité face aux situations de mal-être dans les organisations. Il saisit l’opportunité d’intervention qui se présente à un employeur lorsqu’une plainte de harcèlement psychologique est rejetée. Cette intervention ne vise pas à pouvoir, en bonne conscience, tabletter un dossier qui résulte d’un exercice onéreux, tant en termes de ressources que d’émotions au cours des semaines ou des mois nécessaires pour le mener à terme. Le CRHA devrait amener l’employeur à honorer la contribution des parties prenantes au diagnostic. Elles se sont investies dans une démarche par laquelle elles anticipent une amélioration significative du climat de travail, à court, à moyen et à long terme. Dans cette optique, cette intervention vise plutôt à reconnaître un investissement qu’il faut mener à bien afin d’identifier, de traiter et de prévenir les sources de mal-être qui sont présentes au travail.
RÉFÉRENCES / POUR ALLER PLUS LOIN
- COSTANTINO, Cathy A. et Christina Sickles Merchant (1996). Designing Conflict Management Systems. San Francisco, Jossey-Bass, p. 24.
- DE DREU, Carsten K. W. et Michele J. Gelfand (2013). The Psychology of Conflict and Conflict Management in Organizations. New York, Taylor & Francis Group, p. 430-431.
- POILPOT-ROCABOY, Gwénaëlle et Claire Bonafons (2005). « Lutte contre le harcèlement psychologique au travail : l’exemple de quelques entreprises ». Gestion 2000, Recherches et Publications en Management A.S.B.L., p. 17-40.
- HOGAN, Robert et Robert B. Kaiser (2005, juin). « What We Know About Leadership ». Review of General Psychology, vol. 9, no 2, p. 169-180. URL : https://pdfs.semanticscholar.org/9275/27d8f36164405f6bbd6f5c29d8a946213d64.pdf
- Ordre des CRHA. Code de conduite. Enquête interne à la suite d’une plainte pour harcèlement au travail. URL : http://www.portailrh.org/protection/codes/harcelement/ztransfert.aspx